Une chaise pour quatre

À travers les confidences d’une chaise qui traverse quatre générations, ce projet interroge la notion de transmission et d’héritage.

Un projet réalisé en collaboration avec l’auteur Stéphane Bientz.

Une chaise pour quatre (1907- )
Chaise en bois : encres, craies grasses, vin rouge, métal
Socle : médium, carton
Texte : Stéphane Bientz
50 x 50 x 130 cm
2017

Projet réalisé dans le cadre d’une exposition collective sur la thématique “Ce que j’emporte”.

Exposition proposée par le service Culture et Sport, Jeunesse et Intégration de la ville de Sierre (CH) aux Bains de Géronde.

CHAISE, (1907- ) / stigmate de la brûlure

Chaise dit : « Les vitres de la boutique éclatent sous l’impact des balles : des hommes en uniforme, dont les insignes brillants indiquent qu’ils appartiennent, de toute évidence, à la Milice d’État, pénètrent aussitôt dans la pièce. Rapidement, ils nous saisissent tous, nous, meubles en bois que notre maître-artisan, mystérieusement disparu depuis plusieurs jours, a mis des mois à confectionner, et finissent par nous jeter dans la rue, déserte. Je tiens sur mes quatre pieds et c’est la première fois que je vois le ciel. Des cris, impératifs, circulent et font vibrer l’air de menaces sourdes.
On nous rassemble, en tas. Un vent frais et vif circule entre nous. Une odeur de frêne, de pin, de chêne et d’orme m’enivre.
Là, un homme, encore jeune, allume un tissu enfoncé dans une bouteille ; la torche prend feu, immédiatement. L’incendiaire jette l’objet enflammé qui éclate entre nos pieds, puis, après un court instant fixé à contempler le brasier en devenir, satisfait, part en courant, nous abandonnant aux flammes dévoratrices, les bois dont nous sommes faits craquant leurs gémissements dans la rue désolée, inerte, silencieuse.
Alors que le feu vient me lécher, attise ma douleur, une main, précieuse et amie, me soulève et m’enlève. Nous sommes en 1907. Je vivrai encore. »

Ë, (1886-1908) / stigmate de l’écriture

Chaise dit : « Je prends l’habitude de supporter son poids, avec plaisir. Surélevé, ses deux pieds reposés sur mon assise, le militant qu’il est harangue la foule avec véhémence et joie mêlées. Partout où Ë prend la parole, je l’accompagne, fidèle, et je le soutiens. Ses mots, c’est comme l’eau d’un barrage qui se déverse dans le creux d’une vallée — ses paroles emportent tout, et l’orgueil, et la colère, et la peur, et les convictions les plus profondes pour les rallier en une seule eau, un seul et même fleuve de rage en quête de justice contre les forces obscures en marche qui incendient les libertés de chacun — et alors, la foule l’acclame, scande son prénom, et alors, lui, debout sur moi, il les salue, d’un rire… intrépide et victorieux !
Quand les gardes frappent à la porte de chez lui pour l’emmener avec eux, il me confie à sa femme, Â, toute pleine et ronde de leur amour, et juste avant de partir — il sait qu’il ne reviendra pas — il écrit sur ma peau de bois : “ Ni assis, ni à genoux, toujours debout ! ” »

Â, (1888-1927) / stigmate des hachures

Chaise dit : « Â me garde, malgré les dangers, et nous traversons aux côtés de sa sœur, fugitives le jour, fugitives la nuit, des terres et des mers. “ La mer n’est pas une route ” chantent-elles dans un soupir.
Depuis, Â inscrit, inlassablement, méticuleuse et précise, obstinée dans le silence de son chagrin, chaque aube vécue loin de son pays ; autant de traces, recluses, abritées, césures continues, régulières, griffures muettes ; une journée avec témoigne d’une journée sans.
Chaque entaille saigne un passé qui ne s’oublie pas.
Ne s’oublie pas. Ne s’oublie pas. Ne s’oublie pas. Ne s’oublie pas. Ne s’oublie pas. »

Ÿ, dit M, (1909-1997) / stigmate des gravures

Chaise dit : « Même si sa tante continue de lui présenter des filles, voisines de palier, ou de quartier, lointaines parfois, mais toujours, toujours partageant les chants et les senteurs de “leur” pays, M préfère suivre les élans de son cœur, guidé vers les autres filles de “ce pays qui n’est pas le sien”. Pourtant le seul qu’il connaît le seul ancré dans sa mémoire répète M, impassible. À force, il se heurte au mépris, d’abord, puis, au silence, réprobateur, celui qui éloigne, qui divise. Il a beau aimer sans frontières — pour chaque histoire d’amour, sincère dans son corps, un cœur, gravé entre mes veines —, la loi de l’entre-soi tranche pour lui, et un jour, las, M se résigne. À aimer Û, celle qu’il n’a pas choisie. »

L, (1910-?) / stigmate de la tache de vin

Chaise dit : « L aime sentir sa main serrée contre celle de M. Sans ployer sous le fiel du qu’en dira-t-on, des commérages ou des menaces. Son corps est un étendard ; il vibre, clameur, haute et forte : “À quoi bon vivre cachés pour vivre heureux ?!” lance-t-elle dans le vent.
Quand elle apprend sa décision, ce mariage, irrévocable, définitif, ses genoux tremblent ; elle doit prendre appui sur moi, moi striée des amours impossibles de M, initiales aux noms d’oubli, vestiges de ces temps révolus. Et lui, M, lâche, qui n’ose affronter son regard rempli d’audace et d’amour !
L saisit un verre de vin qui traîne sur la table et de rage ou bien de chagrin le lance contre moi. Elle n’est jamais revenue. »

Ö, (1932-2016) / stigmate des dessins d’enfant

Chaise dit : « Posée dans le coin de sa chambre d’enfant, je sers d’étagère à ses livres préférés. Lui, il n’entend rien aux affaires de ses parents, M et Û. Cris. Menaces. Pleurs. Portes qui claquent. Silence. Lui, personne ne daigne l’écouter. Alors, un jour, ou une nuit, je ne sais plus, Ö me griffonne ses envies, ses désirs enfouis et ses terreurs et, je l’apaise.
Le lendemain, on le punit pour ses si mauvaises pensées et moi, aussi. Au placard. »

V, (1962- ) / stigmate du pied cassé

Chaise dit : « Lorsqu’elle revient dans la maison familiale, c’est pour y faire le tri. Ne garder que “l’es-sen-tiel”. V me trouve, percluse de mes stigmates des vies passées, le pied mangé par les termites ; elle me trouve : poussiéreuse, inutile, vaine et vilaine.
Avant que je ne rejoigne le brasier qu’elle allume dans le bidon au fond du jardin, V grimpe sur moi pour atteindre la vieille boîte en bois, verrouillée, tapie au fond de l’étagère de l’armoire de ses parents. “Et encore une boîte pleine de fatras que mes vieux ont gardée !” balance-t-elle négligemment à ses enfants tandis qu’elle la secoue pour tenter de deviner ce qu’elle contient. “Je n’ai pas la clé, toute façon ! Allez hop, on brûle tout !”.
Alors, c’est plus fort que moi, et je romps, et je casse, net. Pied plié.
V tombe de tout son poids, surprise. Au sol, la boîte, brisée sous le choc, livre, déverse, révèle les lettres, les cartes, les mèches de cheveux, les fleurs séchées, les photos, et bientôt, s’étale le passé délivré. Celui qu’on lui a confié, celui qui la constitue, celui qu’elle porte malgré tout.
Lorsqu’elle se relève, V sourit, et mue par ces soupirs lointains, emplie de toutes ces voix qui n’en font qu’une, elle se décide à me réparer.
Au loin, ses enfants ne comprennent pas mais me regardent, avec crainte et envie. »